L'islamisation du discours politique en France
L'islamisation du discours politique en France
La guerre en Irak, les Etats-Unis et la théorie du complot juif
Un des phénomènes les plus inquiétants de l'évolution du discours politique en France au cours des dernières années, qui est presque totalement passé inaperçu, à de rares exceptions près, est le retour de la thématique ancienne du complot juif. Le philosophe Pierre-André Taguieff a montré comment le thème de la « guerre pour les Juifs » était réapparu en France au moment de la seconde guerre du Golfe 1. Mais son analyse portait surtout sur les franges extrêmes de l'échiquier politique français. Or, nous allons le voir, ce discours s'est installé au cœur de la vie politique française, et n'est plus l'apanage des mouvements et partis extrémistes de tous bords.
Un exemple récent est fourni par le quotidien Le Monde, qui relate l'annulation du visa de travail de Tariq Ramadan aux Etats-Unis. Dans son article en première page, Xavier Ternisien rapporte que selon le Chicago Tribune, quotidien américain qui a le premier révélé l'annulation du visa de Ramadan, "plusieurs universitaires soupçonnent que la décision du gouvernement d'exclure Ramadan pourrait avoir été influencée par des organisations juives, qui ont mené une campagne contre les universitaires et les intellectuels dont les positions sur l'islam et le Proche-Orient sont en opposition avec les leurs".
En clair, nous dit Ternisien, la décision du Homeland Security Department (Ministère américain de la Sécurité intérieure) a été prise en réalité, non pas par les fonctionnaires en charge de la sécurité des Etats-Unis, mais par les « organisations juives » qui, en coulisse, tirent les ficelles de la politique américaine… Cette affirmation est bien entendu totalement tirée par les cheveux et témoigne d'une méconnaissance totale des mécanismes de prise de décision au sein de l'administration américaine. Mais, en se contentant de rapporter une citation d'un journal américain qui fait lui-même état des « soupçons » de « plusieurs universitaires », Le Monde instille dans le paysage politique français l'idée que les Juifs dirigent la politique des Etats-Unis, première puissance mondiale, à laquelle ils dictent leurs décisions fondées sur les intérêts d'Israël et du « sionisme international ».
Le plus étonnant, c'est que ce genre d'« information » ne fait plus réagir personne en France, tant le discours politique a été gangrené au cours des dernières années par la thématique du complot juif mondial, notamment depuis la guerre en Irak. La guerre en Irak est en effet un moment-clé de la vie politique française et internationale. C'est le moment où se cristallise une nouvelle obsession anti-américaine et anti-israélienne, qui utilise comme motif permanent le double thème de la « guerre pour le pétrole » et de la « guerre pour Israël », version actualisée de la « guerre pour les Juifs ». Dans ce contexte, le nom de Paul Wolfowitz a été utilisé à de nombreuses reprises pour établir la « preuve » d'un complot sioniste au sein de l'administration américaine…
Comme le rappelle Taguieff, les Israéliens, et plus largement les représentants du mythique « sionisme mondial », ont été accusés d'être à l'origine de la nouvelle guerre d'Irak. Des listes de conseillers du président américain, « juifs », « sionistes » ou « proches du Likoud », ont circulé sur Internet, et la presse, même la plus respectable, a relayé ces accusations ou ces soupçons, visant un Bush manipulé par « les Israéliens » ou des « conseillers juifs » 2.
Mais la version la plus élaborée de cette énième variante sur le thème du « complot juif mondial » a curieusement été publiée par le journal Le Monde, dans un article d'Alain Frachon et Daniel Vernet paru le 15 avril 2003, sous le titre « Le stratège et le philosophe ». Leo Strauss était inconnu du grand public en France comme aux Etats-Unis, jusqu'à ce que certains propagandistes le désignent comme le « père spirituel » et l'inspirateur de la politique de Bush. Philosophe allemand réfugié aux Etats-Unis dans les années 1930, Leo Strauss est un spécialiste de la philosophie politique classique et un commentateur assidu des textes d'Aristote et de Platon. Par un raccourci très contestable, l'article du Monde affirme que « la philosophie de Strauss avait servi de substrat théorique au néoconservatisme », faisant ainsi de Leo Strauss le maître à penser de George W. Bush. Et pour étayer cette thèse, Alain Frachon et Daniel Vernet établissent eux aussi une liste des conseillers juifs du Président américain, comportant les noms de Richard Perle, Paul Wolfowitz, ou Douglas Feith, qui se « rejoignaient tous dans un soutien inconditionnel de la politique menée par l'Etat d'Israël » et se « plaçaient sans sourciller derrière Ariel Sharon ». Enfin, ils écrivent que les néoconservateurs ont « tissé leur toile à Washington », vocabulaire qui ne peut manquer d'évoquer chez le lecteur l'idée d'un vaste complot…
Repris et cité par d'autres journaux (pour qui Le Monde constitue une référence) l'article de Vernet et Frachon a ainsi diffusé dans l'opinion publique française l'idée selon laquelle la guerre en Irak était inspirée par les conseillers juifs de Bush, idée auparavant limitée à des cercles très marginaux en Occident (comme celui de Lyndon Larouche, extrémiste américain dont les thèses sont relayées en France par le groupe Solidarité et Progrès de Jacques Cheminade). Or cette idée, autrefois marginale en Europe, est un des leitmotive du discours islamiste, comme le montre l'extrait suivant d'un sermon prononcé par le Cheikh Yusuf Al-Qaradawi au Qatar, le vendredi 4 avril 2003 3. Yusuf Al-Qaradawi préside le « Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche », installé en Angleterre, et siège aussi au « Conseil scientifique » du principal centre de formation d'imams en Europe, installé à Saint-Léger-de-Fougeret dans la Nièvre. Il est une des figures de proue de l'islamisme contemporain, et un de ses disciples les plus brillants n'est autre que Tariq Ramadan.
Ce qui se passe en Irak ne sert en réalité que le sionisme et Israël. Le premier à profiter de tous ces événements est Israël. L'affaiblissement de l'Irak est un renforcement d'Israël, la destruction des armes de l'Irak sert les intérêts d'Israël. Tout ce qui se passe sert les intérêts d'Israël. Cherchez Israël, cherchez le sionisme derrière tous les événements et vous verrez que leur main invisible intervient dans grand nombre d'affaires 4.
La juxtaposition du sermon du vendredi de Qaradawi prononcé au Qatar, et des articles de Frachon, Vernet et Ternisien dans Le Monde fait apparaître ce phénomène inquiétant, encore ignoré des politologues, qui peut être décrit comme l'islamisation du discours politique français. Par un étrange retour de boomerang, la thématique du complot juif mondial, autrefois exportée par l'Europe dans le monde arabo-musulman avec les tristement célèbres Protocoles des Sages de Sion, revient aujourd'hui en Europe et en France, où elle s'impose comme une évidence incontestable dans des partis politiques et dans des salles de rédaction de grands quotidiens.
La guerre en Irak, les Etats-Unis et la théorie du complot juif
Un des phénomènes les plus inquiétants de l'évolution du discours politique en France au cours des dernières années, qui est presque totalement passé inaperçu, à de rares exceptions près, est le retour de la thématique ancienne du complot juif. Le philosophe Pierre-André Taguieff a montré comment le thème de la « guerre pour les Juifs » était réapparu en France au moment de la seconde guerre du Golfe 1. Mais son analyse portait surtout sur les franges extrêmes de l'échiquier politique français. Or, nous allons le voir, ce discours s'est installé au cœur de la vie politique française, et n'est plus l'apanage des mouvements et partis extrémistes de tous bords.
Un exemple récent est fourni par le quotidien Le Monde, qui relate l'annulation du visa de travail de Tariq Ramadan aux Etats-Unis. Dans son article en première page, Xavier Ternisien rapporte que selon le Chicago Tribune, quotidien américain qui a le premier révélé l'annulation du visa de Ramadan, "plusieurs universitaires soupçonnent que la décision du gouvernement d'exclure Ramadan pourrait avoir été influencée par des organisations juives, qui ont mené une campagne contre les universitaires et les intellectuels dont les positions sur l'islam et le Proche-Orient sont en opposition avec les leurs".
En clair, nous dit Ternisien, la décision du Homeland Security Department (Ministère américain de la Sécurité intérieure) a été prise en réalité, non pas par les fonctionnaires en charge de la sécurité des Etats-Unis, mais par les « organisations juives » qui, en coulisse, tirent les ficelles de la politique américaine… Cette affirmation est bien entendu totalement tirée par les cheveux et témoigne d'une méconnaissance totale des mécanismes de prise de décision au sein de l'administration américaine. Mais, en se contentant de rapporter une citation d'un journal américain qui fait lui-même état des « soupçons » de « plusieurs universitaires », Le Monde instille dans le paysage politique français l'idée que les Juifs dirigent la politique des Etats-Unis, première puissance mondiale, à laquelle ils dictent leurs décisions fondées sur les intérêts d'Israël et du « sionisme international ».
Le plus étonnant, c'est que ce genre d'« information » ne fait plus réagir personne en France, tant le discours politique a été gangrené au cours des dernières années par la thématique du complot juif mondial, notamment depuis la guerre en Irak. La guerre en Irak est en effet un moment-clé de la vie politique française et internationale. C'est le moment où se cristallise une nouvelle obsession anti-américaine et anti-israélienne, qui utilise comme motif permanent le double thème de la « guerre pour le pétrole » et de la « guerre pour Israël », version actualisée de la « guerre pour les Juifs ». Dans ce contexte, le nom de Paul Wolfowitz a été utilisé à de nombreuses reprises pour établir la « preuve » d'un complot sioniste au sein de l'administration américaine…
Comme le rappelle Taguieff, les Israéliens, et plus largement les représentants du mythique « sionisme mondial », ont été accusés d'être à l'origine de la nouvelle guerre d'Irak. Des listes de conseillers du président américain, « juifs », « sionistes » ou « proches du Likoud », ont circulé sur Internet, et la presse, même la plus respectable, a relayé ces accusations ou ces soupçons, visant un Bush manipulé par « les Israéliens » ou des « conseillers juifs » 2.
Mais la version la plus élaborée de cette énième variante sur le thème du « complot juif mondial » a curieusement été publiée par le journal Le Monde, dans un article d'Alain Frachon et Daniel Vernet paru le 15 avril 2003, sous le titre « Le stratège et le philosophe ». Leo Strauss était inconnu du grand public en France comme aux Etats-Unis, jusqu'à ce que certains propagandistes le désignent comme le « père spirituel » et l'inspirateur de la politique de Bush. Philosophe allemand réfugié aux Etats-Unis dans les années 1930, Leo Strauss est un spécialiste de la philosophie politique classique et un commentateur assidu des textes d'Aristote et de Platon. Par un raccourci très contestable, l'article du Monde affirme que « la philosophie de Strauss avait servi de substrat théorique au néoconservatisme », faisant ainsi de Leo Strauss le maître à penser de George W. Bush. Et pour étayer cette thèse, Alain Frachon et Daniel Vernet établissent eux aussi une liste des conseillers juifs du Président américain, comportant les noms de Richard Perle, Paul Wolfowitz, ou Douglas Feith, qui se « rejoignaient tous dans un soutien inconditionnel de la politique menée par l'Etat d'Israël » et se « plaçaient sans sourciller derrière Ariel Sharon ». Enfin, ils écrivent que les néoconservateurs ont « tissé leur toile à Washington », vocabulaire qui ne peut manquer d'évoquer chez le lecteur l'idée d'un vaste complot…
Repris et cité par d'autres journaux (pour qui Le Monde constitue une référence) l'article de Vernet et Frachon a ainsi diffusé dans l'opinion publique française l'idée selon laquelle la guerre en Irak était inspirée par les conseillers juifs de Bush, idée auparavant limitée à des cercles très marginaux en Occident (comme celui de Lyndon Larouche, extrémiste américain dont les thèses sont relayées en France par le groupe Solidarité et Progrès de Jacques Cheminade). Or cette idée, autrefois marginale en Europe, est un des leitmotive du discours islamiste, comme le montre l'extrait suivant d'un sermon prononcé par le Cheikh Yusuf Al-Qaradawi au Qatar, le vendredi 4 avril 2003 3. Yusuf Al-Qaradawi préside le « Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche », installé en Angleterre, et siège aussi au « Conseil scientifique » du principal centre de formation d'imams en Europe, installé à Saint-Léger-de-Fougeret dans la Nièvre. Il est une des figures de proue de l'islamisme contemporain, et un de ses disciples les plus brillants n'est autre que Tariq Ramadan.
Ce qui se passe en Irak ne sert en réalité que le sionisme et Israël. Le premier à profiter de tous ces événements est Israël. L'affaiblissement de l'Irak est un renforcement d'Israël, la destruction des armes de l'Irak sert les intérêts d'Israël. Tout ce qui se passe sert les intérêts d'Israël. Cherchez Israël, cherchez le sionisme derrière tous les événements et vous verrez que leur main invisible intervient dans grand nombre d'affaires 4.
La juxtaposition du sermon du vendredi de Qaradawi prononcé au Qatar, et des articles de Frachon, Vernet et Ternisien dans Le Monde fait apparaître ce phénomène inquiétant, encore ignoré des politologues, qui peut être décrit comme l'islamisation du discours politique français. Par un étrange retour de boomerang, la thématique du complot juif mondial, autrefois exportée par l'Europe dans le monde arabo-musulman avec les tristement célèbres Protocoles des Sages de Sion, revient aujourd'hui en Europe et en France, où elle s'impose comme une évidence incontestable dans des partis politiques et dans des salles de rédaction de grands quotidiens.
Paul Landau
Notes
1. Voir l'excellent dossier publié par le Crif, P.A Taguieff, « Néo-pacifisme, nouvelle judéophobie et mythe du complot », Les Etudes du Crif, Numéro 1.
2. P.A. Taguieff, « Entre la "guerre juive" et le "complot américano-sioniste" », L'Arche, mai 2003.
3. Ce sermon a été traduit en français sur le site islamophile.org.
4. Pour une analyse du thème de la « main invisible » dans le discours politique arabe, voir Daniel Pipes, The Hidden Hand, Middle East Fears of Conspiracy, St. Martin's Griffin, New York 1998.
Notes
1. Voir l'excellent dossier publié par le Crif, P.A Taguieff, « Néo-pacifisme, nouvelle judéophobie et mythe du complot », Les Etudes du Crif, Numéro 1.
2. P.A. Taguieff, « Entre la "guerre juive" et le "complot américano-sioniste" », L'Arche, mai 2003.
3. Ce sermon a été traduit en français sur le site islamophile.org.
4. Pour une analyse du thème de la « main invisible » dans le discours politique arabe, voir Daniel Pipes, The Hidden Hand, Middle East Fears of Conspiracy, St. Martin's Griffin, New York 1998.
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