Islamisme : la lente capitulation, par Henryk M. Broder
Le 15 février 1987 était un jour ordinaire d'hiver allemand, froid, humide et brumeux. Il n'y aurait aucune raison de se souvenir de cette journée si elle n'avait marqué une scission, pour tous imprévisible il y a vingt ans. La fatwa contre Salman Rushdie n'avait pas encore été prononcée, la polémique sur les caricatures n'avait pas encore éclaté, mais une sorte de prélude aux scandales à venir avait déjà lieu. Ce qui ne dura que quelques secondes déclencha un séisme politique et culturel dont les ondes de choc se ressentent aujourd'hui encore.
Rudi Carrell (célèbre animateur de show télévisé), fixant la caméra, lut d'une voix posée une information fictive : "On a fêté cette semaine en Iran le huitième anniversaire de la révolution islamique. L'ayatollah Khomeiny est acclamé par le peuple." L'information fut suivie d'une brève séquence filmée montrant le leader de la révolution iranienne bombardé de soutiens-gorge et de slips par une foule d'admiratrices. Un bon gag audiovisuel, innocent, inoffensif, sympa. Mais ce qui allait suivre n'était ni innocent ni inoffensif, et moins encore sympa.
Quinze minutes à peine après l'émission, l'ambassadeur de la République islamique se plaignit auprès de la chaîne TV, et communiqua l'incident à Téhéran. Puis tout s'enchaîna coup sur coup. Téhéran convoqua l'ambassadeur allemand et exigea que la "monstrueuse offense" ne reste pas sans suite. Des manifestants défilèrent devant l'ambassade d'Allemagne à Téhéran, scandant "Mort au régime fasciste allemand". Les diplomates allemands en Iran furent invités à quitter le territoire, Iran Airlines suspendit ses vols vers l'Allemagne, et l'Institut Goethe toutes ses activités à Téhéran.
Conformément à la parole du président Mao : "Punis-en un, tu en éduques cent", Rudi Carrel, qui ne risqua plus jamais une blague à propos d'un mollah, ne fut pas seul à être mis au pas. Le message fut entendu par l'ensemble des milieux socio-culturels : lorsque deux ans plus tard, en 1989, fut proclamée la fatwa contre Salman Rushdie, et que l'ayatollah Khomeiny appela à la peine de mort contre l'auteur des Versets sataniques, l'attitude de l'opinion publique allemande était déjà partagée. Alors qu'une partie des milieux culturels se solidarisait avec Salman Rushdie, l'autre partie jugeait qu'il "était allé trop loin", qu'il avait "provoqué inutilement" et ne méritait donc aucune solidarité.
En 1995, alors que la condamnation à mort planait toujours sur la tête de Salman Rushdie, le Prix pour la paix décerné par les libraires allemands fut attribué à la spécialiste en études islamiques Anne-Marie Schimmel. Les jurés louèrent l'œuvre consacrée au soufisme par cette experte, s'empressant d'ignorer que cette "fondamentaliste convaincue" avait justifié théologiquement la fatwa contre Salman Rushdie : "D'après la plupart des écoles de droit islamiques, l'offense au prophète est un crime susceptible de la peine de mort".
La pièce "les musulmans offensés et nous" continue d'être jouée depuis vingtans, avec une distribution changeante, mais un scénario invariable : d'un côté les croyants blessés et outragés qui ne peuvent réagir qu'en incendiant des ambassades pour défendre leur honneur, et de l'autre les relativistes de l'Occident, embarrassés et repentants, qui mettent en scène le "dialogue des cultures" comme un soliloque thérapeutique : Günter Grass, dans un geste de bonne volonté envers les musulmans vivant en Allemagne, propose de transformer une église en mosquée; Hans-Christian Ströbele suggère d'échanger un jour férié de fête chrétienne contre une fête islamique; Oskar Lafontaine, lui, a découvert "un grand nombre de dénominateurs communs entre la politique de gauche et la religion islamique"; et à Berlin, un tribunal autorise un islamiste à nommer son fils "Djihad" (guerre sainte).
On assiste à un lent processus de capitulation devant ce qui semble inévitable. "Ne pas provoquer surtout", dit le mot d'ordre, "les fanatiques pourraient devenir méchants". Le débat à propos des douze caricatures de Mahomet publiées dans le journal danois Jyllands Posten le 30 septembre 2005 montre combien ce processus a déjà pris des allures de routine. Pendant que les ambassades danoises brûlaient à Beyrouth et à Damas, et que de Londres à Islamabad des manifestants exigeaient la mort des offenseurs, les représentants de la société civile occidentale réagissaient comme des promeneurs surpris par la tempête.
L'éternel Günter Grass, toujours au premier rang quand il s'agit de condamner l'Ouest pour ses méfaits, caractérisa ces exactions de "réponse fondamentaliste à un acte fondamentaliste". Un score d'un contre un donc dans la rencontre internationale de deux équipes de "fondamentalistes", dont l'une avait livré au monde quelques caricatures, et l'autre avait réagi en répandant à travers le village global comme une traînée de poudre. Fritz Kuhn, chef des Verts, déclara que le moment était venu de parler "du rapport entre la liberté d'opinion et la responsabilité qui en résulte", car "certaines personnes se sentent stigmatisées par les caricatures. Moi, elles m'ont rappelé les dessins anti-juifs de l'époque d'Hitler avant 1939".
Une phrase par laquelle Fritz Kuhn, né en 1955, démontre surtout qu'il n'a jamais regardé assez attentivement les dessins antisémites d'avant 1939. Et le député CDU Eckart von Klaeden mit en garde à son tour, après que des manifestants de Téhéran avaient attaqué la représentation diplomatique autrichienne avec des bombes incendiaires : "Nous ne devons pas contribuer à une aggravation de la situation." Toute l'Europe était en proie à une épidémie de folie : la firme dano-suédoise Arla-Foods, qui exporte une part de ses produits dans les pays musulmans, déclara dans une campagne d'annonces lancée dans vingt-cinq des plus importants journaux arabes se dissocier des caricatures de Mahomet. Le ministre des affaires étrangères de Grande-Bretagne, Jack Straw, qualifia la publication des caricatures d'"inutile, insensible, irrespectueuse et fausse".
Le message fut entendu : lorsqu'on demanda à l'artiste Hans Haacke pourquoi il n'existait de lui aucune œuvre "traitant du rôle de l'islam", il déclara : "Ce n'est pas près d'arriver. La relation à l'islam me semble si complexe et explosive que je n'ose l'aborder." Et il ajouta que son attitude n'était pas "lâche", mais "sage".
L'artiste Gregor Schneider, quant à lui, après s'être vu interdire la présentation de son "cube", qui rappelle la Kaaba de La Mecque, à Berlin et Venise parce que les organisateurs redoutaient la terreur islamiste, prit d'emblée toutes les précautions à Hambourg. Dans l'émission "Kulturzeit" sur la chaîne 3Sat, on commenta ainsi la démarche de Gregor Schneider : "Afin de prévenir toutes protestations éventuelles, l'exposition a été préalablement préparée avec les représentants des communautés musulmanes." Sur quoi le présentateur de "Kulturzeit" demanda, sans le moindre froncement de sourcils, s'il fallait admettre une obligation de bénédiction "préalable" par les représentants des religions concernées pour tous les objets d'art traitant de la foi. La réponse était si claire que la question s'avérait superflue.
LE MONDE 09.04.07
Rudi Carrell (célèbre animateur de show télévisé), fixant la caméra, lut d'une voix posée une information fictive : "On a fêté cette semaine en Iran le huitième anniversaire de la révolution islamique. L'ayatollah Khomeiny est acclamé par le peuple." L'information fut suivie d'une brève séquence filmée montrant le leader de la révolution iranienne bombardé de soutiens-gorge et de slips par une foule d'admiratrices. Un bon gag audiovisuel, innocent, inoffensif, sympa. Mais ce qui allait suivre n'était ni innocent ni inoffensif, et moins encore sympa.
Quinze minutes à peine après l'émission, l'ambassadeur de la République islamique se plaignit auprès de la chaîne TV, et communiqua l'incident à Téhéran. Puis tout s'enchaîna coup sur coup. Téhéran convoqua l'ambassadeur allemand et exigea que la "monstrueuse offense" ne reste pas sans suite. Des manifestants défilèrent devant l'ambassade d'Allemagne à Téhéran, scandant "Mort au régime fasciste allemand". Les diplomates allemands en Iran furent invités à quitter le territoire, Iran Airlines suspendit ses vols vers l'Allemagne, et l'Institut Goethe toutes ses activités à Téhéran.
Conformément à la parole du président Mao : "Punis-en un, tu en éduques cent", Rudi Carrel, qui ne risqua plus jamais une blague à propos d'un mollah, ne fut pas seul à être mis au pas. Le message fut entendu par l'ensemble des milieux socio-culturels : lorsque deux ans plus tard, en 1989, fut proclamée la fatwa contre Salman Rushdie, et que l'ayatollah Khomeiny appela à la peine de mort contre l'auteur des Versets sataniques, l'attitude de l'opinion publique allemande était déjà partagée. Alors qu'une partie des milieux culturels se solidarisait avec Salman Rushdie, l'autre partie jugeait qu'il "était allé trop loin", qu'il avait "provoqué inutilement" et ne méritait donc aucune solidarité.
En 1995, alors que la condamnation à mort planait toujours sur la tête de Salman Rushdie, le Prix pour la paix décerné par les libraires allemands fut attribué à la spécialiste en études islamiques Anne-Marie Schimmel. Les jurés louèrent l'œuvre consacrée au soufisme par cette experte, s'empressant d'ignorer que cette "fondamentaliste convaincue" avait justifié théologiquement la fatwa contre Salman Rushdie : "D'après la plupart des écoles de droit islamiques, l'offense au prophète est un crime susceptible de la peine de mort".
La pièce "les musulmans offensés et nous" continue d'être jouée depuis vingtans, avec une distribution changeante, mais un scénario invariable : d'un côté les croyants blessés et outragés qui ne peuvent réagir qu'en incendiant des ambassades pour défendre leur honneur, et de l'autre les relativistes de l'Occident, embarrassés et repentants, qui mettent en scène le "dialogue des cultures" comme un soliloque thérapeutique : Günter Grass, dans un geste de bonne volonté envers les musulmans vivant en Allemagne, propose de transformer une église en mosquée; Hans-Christian Ströbele suggère d'échanger un jour férié de fête chrétienne contre une fête islamique; Oskar Lafontaine, lui, a découvert "un grand nombre de dénominateurs communs entre la politique de gauche et la religion islamique"; et à Berlin, un tribunal autorise un islamiste à nommer son fils "Djihad" (guerre sainte).
On assiste à un lent processus de capitulation devant ce qui semble inévitable. "Ne pas provoquer surtout", dit le mot d'ordre, "les fanatiques pourraient devenir méchants". Le débat à propos des douze caricatures de Mahomet publiées dans le journal danois Jyllands Posten le 30 septembre 2005 montre combien ce processus a déjà pris des allures de routine. Pendant que les ambassades danoises brûlaient à Beyrouth et à Damas, et que de Londres à Islamabad des manifestants exigeaient la mort des offenseurs, les représentants de la société civile occidentale réagissaient comme des promeneurs surpris par la tempête.
L'éternel Günter Grass, toujours au premier rang quand il s'agit de condamner l'Ouest pour ses méfaits, caractérisa ces exactions de "réponse fondamentaliste à un acte fondamentaliste". Un score d'un contre un donc dans la rencontre internationale de deux équipes de "fondamentalistes", dont l'une avait livré au monde quelques caricatures, et l'autre avait réagi en répandant à travers le village global comme une traînée de poudre. Fritz Kuhn, chef des Verts, déclara que le moment était venu de parler "du rapport entre la liberté d'opinion et la responsabilité qui en résulte", car "certaines personnes se sentent stigmatisées par les caricatures. Moi, elles m'ont rappelé les dessins anti-juifs de l'époque d'Hitler avant 1939".
Une phrase par laquelle Fritz Kuhn, né en 1955, démontre surtout qu'il n'a jamais regardé assez attentivement les dessins antisémites d'avant 1939. Et le député CDU Eckart von Klaeden mit en garde à son tour, après que des manifestants de Téhéran avaient attaqué la représentation diplomatique autrichienne avec des bombes incendiaires : "Nous ne devons pas contribuer à une aggravation de la situation." Toute l'Europe était en proie à une épidémie de folie : la firme dano-suédoise Arla-Foods, qui exporte une part de ses produits dans les pays musulmans, déclara dans une campagne d'annonces lancée dans vingt-cinq des plus importants journaux arabes se dissocier des caricatures de Mahomet. Le ministre des affaires étrangères de Grande-Bretagne, Jack Straw, qualifia la publication des caricatures d'"inutile, insensible, irrespectueuse et fausse".
Le message fut entendu : lorsqu'on demanda à l'artiste Hans Haacke pourquoi il n'existait de lui aucune œuvre "traitant du rôle de l'islam", il déclara : "Ce n'est pas près d'arriver. La relation à l'islam me semble si complexe et explosive que je n'ose l'aborder." Et il ajouta que son attitude n'était pas "lâche", mais "sage".
L'artiste Gregor Schneider, quant à lui, après s'être vu interdire la présentation de son "cube", qui rappelle la Kaaba de La Mecque, à Berlin et Venise parce que les organisateurs redoutaient la terreur islamiste, prit d'emblée toutes les précautions à Hambourg. Dans l'émission "Kulturzeit" sur la chaîne 3Sat, on commenta ainsi la démarche de Gregor Schneider : "Afin de prévenir toutes protestations éventuelles, l'exposition a été préalablement préparée avec les représentants des communautés musulmanes." Sur quoi le présentateur de "Kulturzeit" demanda, sans le moindre froncement de sourcils, s'il fallait admettre une obligation de bénédiction "préalable" par les représentants des religions concernées pour tous les objets d'art traitant de la foi. La réponse était si claire que la question s'avérait superflue.
LE MONDE 09.04.07
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