Hamas : l'erreur des analystes occidentaux
Quelle stratégie pour le Hamas au lendemain de sa victoire historique ?
Paul Landau *
Un problème d'image...
Le 20 janvier 2006, une semaine avant la date des élections palestiniennes, on apprenait que le Hamas avait engagé les services d'un "spin doctor", un expert en communication, pour persuader les Européens et les Américains qu'il n'était pas un groupe terroriste. "Le Hamas a un problème d'image", expliquait Nashat Aqtash, consultant palestinien qui avait décroché un contrat de 180 000 $ pour tenter de modifier l'image de l'organisation islamiste.
Cette somme peut sembler démesurée, ou au contraire dérisoire, si l'on considère l'ampleur de la tâche confiée au consultant palestinien. Une chose est certaine : c'est que le Hamas ne s'était pas trompé sur l'issue des élections, et qu'il préparait déjà sa stratégie en vue de la victoire. Contrairement à la plupart des observateurs internationaux - et aux services de renseignement israéliens - qui avaient tout simplement "oublié" d'envisager l'hypothèse d'une victoire du mouvement islamiste aux élections palestiniennes, le Hamas se préparait déjà à cueillir les fruits de la victoire.
Confusion et incertitude
Au lendemain de la victoire historique du Hamas - premier succès électoral jamais enregistré par une organisation islamiste terroriste, comme le rappelle Daniel Pipes 1 - les commentaires des médias et des analystes internationaux traduisent une grande incertitude, et une certaine confusion intellectuelle. D'aucuns s'empressent de pronostiquer un "tournant" et une "métamorphose" du mouvement islamiste, qui serait contraint par sa victoire électorale à abandonner le terrorisme (la "lutte armée" pour parler le langage des médias et des islamistes eux-mêmes) et à devenir un parti politique respectable...
Certains observateurs qualifient même la victoire du Hamas de "chance pour la paix", prédisant une poursuite de la politique israélienne de retrait unilatéral et saluant le programme politique du parti israélien Kadima comme la seule réponse possible à l'absence de partenaire palestinien... 2 Face à ces incertitudes et à cette confusion, il est important de rappeler quelques vérités élémentaires à propos de l'organisation islamiste, de ses méthodes et de ses ambitions stratégiques.
Le Hamas, rejeton palestinien des Frères musulmans
Le Hamas, acronyme de "Mouvement de la Résistance islamique", est issu de l'organisation des Frères musulmans - matrice de l'islamisme contemporain - dont il constitue la branche palestinienne. Cette filiation historique et idéologique apparaît très clairement dans la stratégie et dans le vocabulaire politique du Hamas, qui sont conformes à la doctrine des Frères musulmans.
La décision du Hamas de participer aux élections palestiniennes, saluée par plusieurs chancelleries occidentales comme une preuve de "modération" ou comme le signe d'une évolution du terrorisme vers la politique ("des armes aux urnes", pour reprendre un cliché employé par de nombreux médias), est en réalité conforme à la stratégie islamiste, qui considère la politique et la violence comme les deux facettes d'un même combat.
La victoire du Hamas aux élections palestiniennes s'inscrit dans une série de succès remportés par les mouvements islamistes au cours des derniers mois, du Hezbollah libanais aux Frères musulmans égyptiens - et elle constitue le point d'orgue de cette phase de montée en puissance de l'islamisme, qui est loin d'être achevée et qui risque de se poursuivre pendant les années à venir.
Contrairement aux pronostics optimistes d'un islamologue français renommé 3, l'islamisme a encore de beaux jours devant lui... Les attentats du 11 septembre 2001, hâtivement interprétés par un autre spécialiste comme un "acte gratuit, détaché de toute réelle stratégie 4", ont en fait réussi, comme l'escomptaient leurs instigateurs, à galvaniser des dizaines de milliers de supporters au sein des populations musulmanes, tant dans les pays arabo-musulmans qu'en Occident, où les conversions à l'islam n'ont jamais été aussi nombreuses que depuis le 11 septembre 2001.
La double stratégie des islamistes
Parallèlement à cette vague d'enthousiasme et de prosélytisme, les mouvements islamistes ont adapté leur stratégie aux nouvelles réalités politiques, notamment sur la scène proche-orientale. Alors que les organisations jihadistes, agissant sous le label d'Al-Qaida ou d'autres mouvements radicaux, portaient leurs attaques contre les pays occidentaux, à Madrid et à Londres, et transformaient l'Europe en nouveau champ de bataille du jihad 5, les organisations islamistes "dawatistes" (c.-à-d. celles qui donnent la priorité à la "dawa", l'action politique et la propagande) choisissaient d'investir leurs forces dans les élections, en profitant de la nouvelle doctrine Bush qui encourageait la tenue d'élections démocratiques dans les pays arabes.
C'est dans le contexte de cette double stratégie (qui emploie alternativement, ou simultanément selon les cas, le sabre et le Coran) que doit être interprétée la victoire du Hamas en Palestine. Non pas comme un signe de modération, ou comme un abandon du terrorisme, mais comme l'adoption provisoire et opportuniste d'une stratégie politique visant à devenir l'acteur principal sur la scène palestinienne, en amassant les bénéfices politiques de cinq ans d'Intifada et du retrait israélien de Gaza, considéré par les Palestiniens comme la victoire du Hamas contre Tsahal, l'armée "invincible"...
Loin d'être un fardeau pour le Hamas, sa victoire aux élections va lui permettre d'officialiser le quadrillage minutieux du tissu social palestinien entrepris depuis de nombreuses années, et de devenir un partenaire incontournable sur la scène politique locale et internationale. C'est dans cette perspective que s'inscrit la décision de modifier l'image du mouvement, pour lui conférer une nouvelle respectabilité aux yeux des Américains et des Européens.
Mais dès que le gouvernement israélien fera mine d'abandonner sa politique de concessions unilatérales, entamée avec le retrait de Gaza, le Hamas s'empressera de renouveler les attentats-suicides et les tirs de Qassam - au besoin en les faisant endosser par une nouvelle organisation, dont le nom aura été choisi par les nouveaux conseillers en marketing politique du mouvement islamiste... La victoire électorale du Hamas prouve ainsi, malheureusement, que les stratèges islamistes ont une longueur d'avance sur les analystes occidentaux, dont les prévisions optimistes viennent une fois de plus d'être cruellement démenties par les faits.
Notes
1. Daniel Pipes, Time Magazine, 29 janvier 2006.
2. Claude Moniquet, "La victoire du Hamas, une chance pour la paix?", 26 janvier 2006, www.esisc.org.
3. Gilles Kepel, Jihad, Gallimard, 2003.
4. Olivier Roy, L'islam mondialisé, Seuil, p.203.
5. Voir le livre pionnier de Lorenzo Vidino, Al-Qaeda in Europe, Prometheus Books, New York, 2005.
Paul Landau *
Un problème d'image...
Le 20 janvier 2006, une semaine avant la date des élections palestiniennes, on apprenait que le Hamas avait engagé les services d'un "spin doctor", un expert en communication, pour persuader les Européens et les Américains qu'il n'était pas un groupe terroriste. "Le Hamas a un problème d'image", expliquait Nashat Aqtash, consultant palestinien qui avait décroché un contrat de 180 000 $ pour tenter de modifier l'image de l'organisation islamiste.
Cette somme peut sembler démesurée, ou au contraire dérisoire, si l'on considère l'ampleur de la tâche confiée au consultant palestinien. Une chose est certaine : c'est que le Hamas ne s'était pas trompé sur l'issue des élections, et qu'il préparait déjà sa stratégie en vue de la victoire. Contrairement à la plupart des observateurs internationaux - et aux services de renseignement israéliens - qui avaient tout simplement "oublié" d'envisager l'hypothèse d'une victoire du mouvement islamiste aux élections palestiniennes, le Hamas se préparait déjà à cueillir les fruits de la victoire.
Confusion et incertitude
Au lendemain de la victoire historique du Hamas - premier succès électoral jamais enregistré par une organisation islamiste terroriste, comme le rappelle Daniel Pipes 1 - les commentaires des médias et des analystes internationaux traduisent une grande incertitude, et une certaine confusion intellectuelle. D'aucuns s'empressent de pronostiquer un "tournant" et une "métamorphose" du mouvement islamiste, qui serait contraint par sa victoire électorale à abandonner le terrorisme (la "lutte armée" pour parler le langage des médias et des islamistes eux-mêmes) et à devenir un parti politique respectable...
Certains observateurs qualifient même la victoire du Hamas de "chance pour la paix", prédisant une poursuite de la politique israélienne de retrait unilatéral et saluant le programme politique du parti israélien Kadima comme la seule réponse possible à l'absence de partenaire palestinien... 2 Face à ces incertitudes et à cette confusion, il est important de rappeler quelques vérités élémentaires à propos de l'organisation islamiste, de ses méthodes et de ses ambitions stratégiques.
Le Hamas, rejeton palestinien des Frères musulmans
Le Hamas, acronyme de "Mouvement de la Résistance islamique", est issu de l'organisation des Frères musulmans - matrice de l'islamisme contemporain - dont il constitue la branche palestinienne. Cette filiation historique et idéologique apparaît très clairement dans la stratégie et dans le vocabulaire politique du Hamas, qui sont conformes à la doctrine des Frères musulmans.
La décision du Hamas de participer aux élections palestiniennes, saluée par plusieurs chancelleries occidentales comme une preuve de "modération" ou comme le signe d'une évolution du terrorisme vers la politique ("des armes aux urnes", pour reprendre un cliché employé par de nombreux médias), est en réalité conforme à la stratégie islamiste, qui considère la politique et la violence comme les deux facettes d'un même combat.
La victoire du Hamas aux élections palestiniennes s'inscrit dans une série de succès remportés par les mouvements islamistes au cours des derniers mois, du Hezbollah libanais aux Frères musulmans égyptiens - et elle constitue le point d'orgue de cette phase de montée en puissance de l'islamisme, qui est loin d'être achevée et qui risque de se poursuivre pendant les années à venir.
Contrairement aux pronostics optimistes d'un islamologue français renommé 3, l'islamisme a encore de beaux jours devant lui... Les attentats du 11 septembre 2001, hâtivement interprétés par un autre spécialiste comme un "acte gratuit, détaché de toute réelle stratégie 4", ont en fait réussi, comme l'escomptaient leurs instigateurs, à galvaniser des dizaines de milliers de supporters au sein des populations musulmanes, tant dans les pays arabo-musulmans qu'en Occident, où les conversions à l'islam n'ont jamais été aussi nombreuses que depuis le 11 septembre 2001.
La double stratégie des islamistes
Parallèlement à cette vague d'enthousiasme et de prosélytisme, les mouvements islamistes ont adapté leur stratégie aux nouvelles réalités politiques, notamment sur la scène proche-orientale. Alors que les organisations jihadistes, agissant sous le label d'Al-Qaida ou d'autres mouvements radicaux, portaient leurs attaques contre les pays occidentaux, à Madrid et à Londres, et transformaient l'Europe en nouveau champ de bataille du jihad 5, les organisations islamistes "dawatistes" (c.-à-d. celles qui donnent la priorité à la "dawa", l'action politique et la propagande) choisissaient d'investir leurs forces dans les élections, en profitant de la nouvelle doctrine Bush qui encourageait la tenue d'élections démocratiques dans les pays arabes.
C'est dans le contexte de cette double stratégie (qui emploie alternativement, ou simultanément selon les cas, le sabre et le Coran) que doit être interprétée la victoire du Hamas en Palestine. Non pas comme un signe de modération, ou comme un abandon du terrorisme, mais comme l'adoption provisoire et opportuniste d'une stratégie politique visant à devenir l'acteur principal sur la scène palestinienne, en amassant les bénéfices politiques de cinq ans d'Intifada et du retrait israélien de Gaza, considéré par les Palestiniens comme la victoire du Hamas contre Tsahal, l'armée "invincible"...
Loin d'être un fardeau pour le Hamas, sa victoire aux élections va lui permettre d'officialiser le quadrillage minutieux du tissu social palestinien entrepris depuis de nombreuses années, et de devenir un partenaire incontournable sur la scène politique locale et internationale. C'est dans cette perspective que s'inscrit la décision de modifier l'image du mouvement, pour lui conférer une nouvelle respectabilité aux yeux des Américains et des Européens.
Mais dès que le gouvernement israélien fera mine d'abandonner sa politique de concessions unilatérales, entamée avec le retrait de Gaza, le Hamas s'empressera de renouveler les attentats-suicides et les tirs de Qassam - au besoin en les faisant endosser par une nouvelle organisation, dont le nom aura été choisi par les nouveaux conseillers en marketing politique du mouvement islamiste... La victoire électorale du Hamas prouve ainsi, malheureusement, que les stratèges islamistes ont une longueur d'avance sur les analystes occidentaux, dont les prévisions optimistes viennent une fois de plus d'être cruellement démenties par les faits.
Notes
1. Daniel Pipes, Time Magazine, 29 janvier 2006.
2. Claude Moniquet, "La victoire du Hamas, une chance pour la paix?", 26 janvier 2006, www.esisc.org.
3. Gilles Kepel, Jihad, Gallimard, 2003.
4. Olivier Roy, L'islam mondialisé, Seuil, p.203.
5. Voir le livre pionnier de Lorenzo Vidino, Al-Qaeda in Europe, Prometheus Books, New York, 2005.