L'insoumise, portrait d'Ayaan Hirsi Ali.
Ayaan Hirsi Ali, 35 ans, musulmane devenue athée, députée néerlandaise. Cette Somalienne, amie du cinéaste assassiné Theo Van Gogh, est menacée de mort par les intégristes.
La plaie de l'islam
Par Nathalie DUBOIS
«Marcher dans la rue sans être reconnue», siroter un verre de Sancerre et... «s'amuser de la différence entre gardes du corps français et néerlandais». Au restaurant du grand hôtel parisien où elle a donné rendez-vous, la députée Ayaan Hirsi Ali déguste avec bonheur les dernières heures d'une semaine de semi-liberté dans la capitale française. Deux cerbères sont postés devant le salon où elle déjeune. Mais les voit-elle encore, depuis presque trois ans qu'elle vit sous protection rapprochée, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Jeune, belle, noire, musulmane, excisée, demandeuse d'asile somalienne devenue, seulement dix ans plus tard, la star du Parlement des Pays-Bas, menacée de mort par les fondamentalistes depuis qu'elle a renié l'islam et craché sur le prophète Mahomet, le traitant de «tyran» et de «pervers» pédophile, Ayaan Hirsi Ali se décrit elle-même : «une aubaine pour les médias».
Cette année, elle est entrée au hit-parade des 100 people du magazine américain Time, et le Quai d'Orsay l'a sacrée «personnalité d'avenir». La «Salman Rushdie néerlandaise», comme la presse l'a un peu vite surnommée, a de quoi commencer à se sentir à l'étroit dans le naguère paisible petit royaume de la reine Beatrix. Insoumise est le titre choisi pour la sortie, en France, Italie et Allemagne, d'un best-of des textes qui l'ont rendue célèbre dans sa patrie d'adoption. Dernier en date, le script du film Soumission, qui a mis les polders à feu et à sang. Le 2 novembre 2004, son ami cinéaste Theo Van Gogh, réalisateur de ce court métrage sacrilège montrant des versets du Coran tatoués sur le corps à demi nu de femmes humiliées, violées et battues au nom d'Allah, était abattu et égorgé en pleine rue d'Amsterdam, par un jeune islamiste maroco-néerlandais. Un meurtre par procuration : la lettre fichée dans le cadavre prévient Ayaan qu'elle «se brisera en morceaux sur l'islam». Les autorités néerlandaises s'affolent : elle est «exfiltrée» et cachée soixante-quinze jours aux Etats-Unis. Avant de revenir, mi-janvier, au Parlement de La Haye pour déclarer d'une voix ferme : «Mesdames et messieurs, je continue.»
Toute fluette sur ses talons hauts, la voix douce mais le discours rageur. «Elle a un regard de biche et une détermination à faire froid dans le dos», dit un diplomate. «[L'assassinat de Van Gogh n'a fait que renforcer] mon intime conviction que la seule manière de formuler mes critiques repose sur une parole libérée», écrit Ayaan. Mais cette liberté dérange. Modèle d'intégration, Hirsi Ali reste un corps étranger. Aussi populaire qu'elle compte d'ennemis. La plupart des 900 000 musulmans des Pays-Bas détestent la brutalité de ses coups de boutoir contre l'islam. Quant à l'establishment politique, il s'agace qu'une étrangère s'acharne à démolir les derniers pans de la vitrine du modèle multiculturel néerlandais. Mais Hirsi Ali veut continuer «à gratter là où ça fait mal».
Femme traquée, déchirée par les contradictions et les ruptures, elle aimerait n'être que calme et «raison». Personne, défend-elle, n'a le droit de réduire son combat à une revanche personnelle. Son espoir, pourtant, est que «les jeunes musulmanes des Pays-Bas qui ont encore une petite lumière dans les yeux n'aient pas à vivre la même chose qu'[elle]». A 35 ans, toute sa force et son aura lui viennent du sort auquel elle a échappé : l'enfermement dans la Cage aux vierges puis l'Usine à fils, titres de ses premiers livres. Son père, qui l'a mariée de force, puis reniée, reste un héros qu'elle vénère et adore. Leader de l'opposition au dictateur communiste somalien Siyad Barre, il a été éduqué en Europe et aux Etats-Unis, sans cesser d'être un musulman très pratiquant, qui prendra quatre épouses. «Il a littéralement ouvert mon esprit, en obligeant ma mère, très rigoriste, à nous scolariser, ma soeur et moi», raconte Ayaan. Et c'est à son insu que leur grand-mère la fait exciser à 5 ans.
Quand le père fuit la Somalie en 1976, la famille s'exile sur ses traces : Arabie Saoudite, Ethiopie, Kenya. Contrairement à sa cadette rebelle, qui brave les coups maternels pour porter des jupes courtes, Ayaan est sage. A l'école islamique de Nairobi, elle se met à porter le voile et «des habits noirs par-dessus [son] uniforme». Fascinée par sa professeure de religion, elle veut «se rapprocher de Dieu» : «La soumission à la volonté d'Allah était la clé de tout.» «J'ai eu de la chance que mon père ne vive pas avec nous à l'époque. Sinon, j'aurais sûrement été mariée à 16 ans, un âge où je n'aurais pas pu m'enfuir.»
La chance de fuir, elle la saisit à 22 ans, lorsque sa famille la marie à un cousin émigré au Canada. Le temps que son visa soit prêt, Ayaan doit attendre en Allemagne, chez des membres du clan. Au bout de deux jours, elle saute dans un train pour les Pays-Bas, et demande l'asile. Suit un parcours exemplaire d'intégration. Qu'elle envoie à la tête des immigrés ressassant «leur insupportable discours de victimes». «On peut s'enfermer dans le ressentiment ou décider de s'en sortir par soi-même», dit la députée, entrée en politique à gauche pour virer à droite toute, dans les bras du parti libéral VVD. Au lieu de vivre des allocations, elle a fait des ménages, servi d'interprète dans des centres sociaux. Et, lorsque l'agence pour l'emploi néerlandaise borne son horizon à un diplôme de comptabilité, elle se rebelle et entre à l'université de Leyde pour étudier les sciences politiques.
Aux Pays-Bas, Ayaan a vite tourné le dos à la religion, sans rompre ouvertement avec l'islam. «Par peur de perdre ma famille», explique-t-elle. Les attentats du 11 septembre 2001 sont le «tournant capital» qui déclenche le réexamen de sa foi. Non seulement elle se déclare publiquement athée, mais lance sa croisade contre une religion «arriérée», «porteuse de fanatisme, de violence et de haine». Son premier livre, en 2002, exhorte les musulmanes à se libérer du joug subi au nom du Coran. Les menaces de mort commencent et ne cesseront plus.
Convaincue que «l'islam n'est pas compatible avec les présupposés de l'Etat de droit occidental», Ayaan rompt avec le Parti travailliste. Elle accuse la gauche de rester dans le politiquement correct et le relativisme culturel. Et se fait enrôler par la droite libérale, trop contente de récupérer cette candidate de choc. Au Parlement depuis deux ans et demi, qu'a-t-elle fait avancer ? Pour sa collègue Mirjam Sterk, chargée de l'intégration au Parti chrétien-démocrate, Hirsi Ali «a certainement contribué à mettre des thèmes à l'agenda politique. Mais elle court quelquefois plus vite qu'elle ne devrait...» Sa proposition de loi contre l'excision visant à un contrôle médical annuel de toutes les fillettes musulmanes vient de s'échouer sur l'écueil juridique de la discrimination ethnique. Au Bureau national de lutte contre la discrimination (LBR), Leyla Hamidi est plus sévère : «Pour aider les musulmans, il faut les avoir avec soi. En choisissant la confrontation, elle s'est totalement coupée des gens qu'elle veut atteindre.» Dans ses nouveaux atours d'icône mondiale de la résistance à l'islam, Ayaan Hirsi Ali ne nie pas que son influence s'est limitée jusqu'ici aux Occidentaux. Mais elle s'est assignée un rôle : «Réveiller les gens et les maintenir éveillés...»
LIBERATION
La plaie de l'islam
Par Nathalie DUBOIS
«Marcher dans la rue sans être reconnue», siroter un verre de Sancerre et... «s'amuser de la différence entre gardes du corps français et néerlandais». Au restaurant du grand hôtel parisien où elle a donné rendez-vous, la députée Ayaan Hirsi Ali déguste avec bonheur les dernières heures d'une semaine de semi-liberté dans la capitale française. Deux cerbères sont postés devant le salon où elle déjeune. Mais les voit-elle encore, depuis presque trois ans qu'elle vit sous protection rapprochée, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Jeune, belle, noire, musulmane, excisée, demandeuse d'asile somalienne devenue, seulement dix ans plus tard, la star du Parlement des Pays-Bas, menacée de mort par les fondamentalistes depuis qu'elle a renié l'islam et craché sur le prophète Mahomet, le traitant de «tyran» et de «pervers» pédophile, Ayaan Hirsi Ali se décrit elle-même : «une aubaine pour les médias».
Cette année, elle est entrée au hit-parade des 100 people du magazine américain Time, et le Quai d'Orsay l'a sacrée «personnalité d'avenir». La «Salman Rushdie néerlandaise», comme la presse l'a un peu vite surnommée, a de quoi commencer à se sentir à l'étroit dans le naguère paisible petit royaume de la reine Beatrix. Insoumise est le titre choisi pour la sortie, en France, Italie et Allemagne, d'un best-of des textes qui l'ont rendue célèbre dans sa patrie d'adoption. Dernier en date, le script du film Soumission, qui a mis les polders à feu et à sang. Le 2 novembre 2004, son ami cinéaste Theo Van Gogh, réalisateur de ce court métrage sacrilège montrant des versets du Coran tatoués sur le corps à demi nu de femmes humiliées, violées et battues au nom d'Allah, était abattu et égorgé en pleine rue d'Amsterdam, par un jeune islamiste maroco-néerlandais. Un meurtre par procuration : la lettre fichée dans le cadavre prévient Ayaan qu'elle «se brisera en morceaux sur l'islam». Les autorités néerlandaises s'affolent : elle est «exfiltrée» et cachée soixante-quinze jours aux Etats-Unis. Avant de revenir, mi-janvier, au Parlement de La Haye pour déclarer d'une voix ferme : «Mesdames et messieurs, je continue.»
Toute fluette sur ses talons hauts, la voix douce mais le discours rageur. «Elle a un regard de biche et une détermination à faire froid dans le dos», dit un diplomate. «[L'assassinat de Van Gogh n'a fait que renforcer] mon intime conviction que la seule manière de formuler mes critiques repose sur une parole libérée», écrit Ayaan. Mais cette liberté dérange. Modèle d'intégration, Hirsi Ali reste un corps étranger. Aussi populaire qu'elle compte d'ennemis. La plupart des 900 000 musulmans des Pays-Bas détestent la brutalité de ses coups de boutoir contre l'islam. Quant à l'establishment politique, il s'agace qu'une étrangère s'acharne à démolir les derniers pans de la vitrine du modèle multiculturel néerlandais. Mais Hirsi Ali veut continuer «à gratter là où ça fait mal».
Femme traquée, déchirée par les contradictions et les ruptures, elle aimerait n'être que calme et «raison». Personne, défend-elle, n'a le droit de réduire son combat à une revanche personnelle. Son espoir, pourtant, est que «les jeunes musulmanes des Pays-Bas qui ont encore une petite lumière dans les yeux n'aient pas à vivre la même chose qu'[elle]». A 35 ans, toute sa force et son aura lui viennent du sort auquel elle a échappé : l'enfermement dans la Cage aux vierges puis l'Usine à fils, titres de ses premiers livres. Son père, qui l'a mariée de force, puis reniée, reste un héros qu'elle vénère et adore. Leader de l'opposition au dictateur communiste somalien Siyad Barre, il a été éduqué en Europe et aux Etats-Unis, sans cesser d'être un musulman très pratiquant, qui prendra quatre épouses. «Il a littéralement ouvert mon esprit, en obligeant ma mère, très rigoriste, à nous scolariser, ma soeur et moi», raconte Ayaan. Et c'est à son insu que leur grand-mère la fait exciser à 5 ans.
Quand le père fuit la Somalie en 1976, la famille s'exile sur ses traces : Arabie Saoudite, Ethiopie, Kenya. Contrairement à sa cadette rebelle, qui brave les coups maternels pour porter des jupes courtes, Ayaan est sage. A l'école islamique de Nairobi, elle se met à porter le voile et «des habits noirs par-dessus [son] uniforme». Fascinée par sa professeure de religion, elle veut «se rapprocher de Dieu» : «La soumission à la volonté d'Allah était la clé de tout.» «J'ai eu de la chance que mon père ne vive pas avec nous à l'époque. Sinon, j'aurais sûrement été mariée à 16 ans, un âge où je n'aurais pas pu m'enfuir.»
La chance de fuir, elle la saisit à 22 ans, lorsque sa famille la marie à un cousin émigré au Canada. Le temps que son visa soit prêt, Ayaan doit attendre en Allemagne, chez des membres du clan. Au bout de deux jours, elle saute dans un train pour les Pays-Bas, et demande l'asile. Suit un parcours exemplaire d'intégration. Qu'elle envoie à la tête des immigrés ressassant «leur insupportable discours de victimes». «On peut s'enfermer dans le ressentiment ou décider de s'en sortir par soi-même», dit la députée, entrée en politique à gauche pour virer à droite toute, dans les bras du parti libéral VVD. Au lieu de vivre des allocations, elle a fait des ménages, servi d'interprète dans des centres sociaux. Et, lorsque l'agence pour l'emploi néerlandaise borne son horizon à un diplôme de comptabilité, elle se rebelle et entre à l'université de Leyde pour étudier les sciences politiques.
Aux Pays-Bas, Ayaan a vite tourné le dos à la religion, sans rompre ouvertement avec l'islam. «Par peur de perdre ma famille», explique-t-elle. Les attentats du 11 septembre 2001 sont le «tournant capital» qui déclenche le réexamen de sa foi. Non seulement elle se déclare publiquement athée, mais lance sa croisade contre une religion «arriérée», «porteuse de fanatisme, de violence et de haine». Son premier livre, en 2002, exhorte les musulmanes à se libérer du joug subi au nom du Coran. Les menaces de mort commencent et ne cesseront plus.
Convaincue que «l'islam n'est pas compatible avec les présupposés de l'Etat de droit occidental», Ayaan rompt avec le Parti travailliste. Elle accuse la gauche de rester dans le politiquement correct et le relativisme culturel. Et se fait enrôler par la droite libérale, trop contente de récupérer cette candidate de choc. Au Parlement depuis deux ans et demi, qu'a-t-elle fait avancer ? Pour sa collègue Mirjam Sterk, chargée de l'intégration au Parti chrétien-démocrate, Hirsi Ali «a certainement contribué à mettre des thèmes à l'agenda politique. Mais elle court quelquefois plus vite qu'elle ne devrait...» Sa proposition de loi contre l'excision visant à un contrôle médical annuel de toutes les fillettes musulmanes vient de s'échouer sur l'écueil juridique de la discrimination ethnique. Au Bureau national de lutte contre la discrimination (LBR), Leyla Hamidi est plus sévère : «Pour aider les musulmans, il faut les avoir avec soi. En choisissant la confrontation, elle s'est totalement coupée des gens qu'elle veut atteindre.» Dans ses nouveaux atours d'icône mondiale de la résistance à l'islam, Ayaan Hirsi Ali ne nie pas que son influence s'est limitée jusqu'ici aux Occidentaux. Mais elle s'est assignée un rôle : «Réveiller les gens et les maintenir éveillés...»
LIBERATION