LE MONDE
Envoyée spéciale à Londres
Contrairement à ce que dit le proverbe, il faut se fier aux apparences. Citoyenne britannique d'ascendance bangladaise, Radhia Tarafder, 38 ans, native de Bradford, l'a compris depuis belle lurette. Elle a "plusieurs cultures" et elle en tire fierté. En riant, elle montre sa garde-robe : des saris sont accrochés aux cintres de la penderie, à côté des jeans, des shalwar (pantalons bouffants), des kamiz (tuniques), des robes et même d'une burqa. "Je la porte lors des réunions religieuses", explique la jeune musulmane, dont le père est membre d'une tabligh jamaat (cercle piétiste) "proche du soufisme".
Ainsi vont les enfants du multiculturalisme à l'anglaise. Du moins certains d'entre eux. Le père de Radhia, originaire d'un village de l'est du Bangladesh, a été embauché comme ouvrier dans les filatures de Bradford. Il est aujourd'hui à la retraite. Son histoire ressemble à celles du livre du photographe Tim Smith, Here to stay, Bradford's South Asian Communities (Bradford Libraries, 1994), qui décrit l'installation des émigrés de l'ancien empire britannique dans cette cité fleuron de l'industrie textile anglaise. Le vieil homme et son épouse vivent à deux rues de chez leur fille, dans le quartier résidentiel d'Heaton, sur les hauts de la ville.
Ce matin d'octobre, dans sa maison à un étage, bordée de l'inévitable carré de gazon, Radhia prépare le café. Elle est en tee-shirt et pantalon, cheveux défaits. Elle dit les choses sans fausse pudeur. Mariée, puis divorcée, Radhia a longtemps porté un hidjab, le voile qui laisse voir le visage. "Maintenant que j'assume ma sexualité, je n'en ai plus besoin. Si les hommes ne sont pas capables de voir autre chose, chez une femme, que son cul ou ses seins, ce n'est pas mon problème." Sur un mur de la cuisine sont scotchés quelques dessins de ses deux garçons, âgés de 10 et 12 ans, représentant des joueurs du club de foot local - de grands gaillards à la peau blanche.
Ce n'est pourtant pas pour ses footballeurs que Bradford, située dans l'ouest du Yorkshire, est connue. Les émeutes raciales de juillet 2001 sont dans toutes les mémoires : elles avaient opposé, une nuit durant, policiers et jeunes "Asiatiques", comme on dit ici, soucieux d'en découdre avec les crânes rasés du British National Party (BNP, extrême droite). Les émeutes sont loin, mais les migrants sont toujours là. Bradford, ville ouvrière d'un demi-million d'habitants, compte "la plus grande concentration de Pakistanais" d'Angleterre et du pays de Galles, a rapporté la presse londonienne, citant le recensement de 2001, publié par l'Office national des statistiques - le premier à fournir les appartenances religieuses et ethniques de la population britannique.
A Bradford, 73 % de la population d'origine étrangère est d'ascendance pakistanaise. C'est le cas du maire, Choudary Rangzeb. Sur les ondes de la radio communautaire Bradford Community Broadcast (www.bcbradio.co.uk), lancée en 1992, les langues étrangères composent un incroyable patchwork. "Outre l'anglais, nous avons des émissions en ourdou, en pendjabi, en farsi, en kurde, en français, en irlandais, en arabe et, depuis peu, en polonais", explique Mary Dowson, patronne de la station. Creuset d'incessantes migrations, Bradford n'a rien d'un fleuve tranquille. "Ce serait idiot de nier qu'il y a des tensions", observe Mary Dowson. "A Bradford, on vit dans l'entre-soi, la ségrégation est la règle." Les initiatives locales visant, à l'instar de la BCB, à créer des "passerelles" entre communautés se sont certes multipliées ces dernières années. Mais, à lire les petites annonces de l'Asian Express, journal régional, on mesure le (long) chemin qui reste à parcourir : femmes et hommes se présentent invariablement comme musulmans, l'élu (e) de leur coeur se devant de l'être aussi. Certains vont jusqu'à préciser leur préférence pour un (e) sunnite - plutôt qu'un (e) chiite - et indiquent la région d'origine de l'âme soeur en devenir...
"En 2001, les jeunes émeutiers protestaient en tant qu'Asiatiques, fils d'immigrés. Aujourd'hui, ils s'expriment en tant que musulmans", observe Radhia Tarafder. Les poseurs de bombes du 7 juillet 2005 (56 tués et 700 blessés dans les rues de Londres) pas plus que les participants présumés au complot déjoué le 10 août 2006, qui visait, selon la police, à faire exploser en plein vol plusieurs avions à destination des Etats-Unis, ni aucun de ces jeunes "guerriers" "qui passent leur temps à regarder les chaînes de télévision et les cassettes vidéo des fanatiques islamistes" ne suscitent sa sympathie.
Il n'empêche. "Je me sens en colère, oh yes !", lance la mère de famille, qui tempête contre les "séquelles du préjugé orientaliste" dans la société britannique et fustige le président américain George W. Bush, "qui parle comme un croisé de l'ancien temps". A l'école, l'un de ses fils s'est fait "traiter de terroriste" par des copains de classe. Et le plus jeune, après les arrestations massives effectuées en août, a avoué à sa mère qu'il "avait peur que la police ne vienne à la maison", pour les embarquer, eux aussi.
Le racisme et le mépris auxquels Radhia Tarafder, comme l'immense majorité des "pakis" du Royaume-Uni, a été confrontée dès l'enfance - expérience dont rend compte, avec un humour acide, le romancier Imran Ahmad, dans Unimagined, a Muslim Boy Meets the West (Aurum, Londres, 2006) -, sont loin d'avoir disparu. "Pour mes enfants, je crains que les temps à venir ne soient plus durs encore. A force de dépeindre les musulmans comme des monstres, on nous a déshumanisés", s'insurge-t-elle.
Dans son minuscule bureau, au premier étage de la mosquée de Church Road, dans le quartier londonien d'Acton, Daud Abdallah, secrétaire général du Conseil musulman de Grande-Bretagne, ne décolère pas, lui non plus. Le vieil homme, originaire des Caraïbes, fulmine contre l'"islamophobie galopante" des tabloïds et dénonce les lois antiterroristes, qui, selon lui, visent "principalement les musulmans". Créé en novembre 1997, le Conseil musulman britannique assure fédérer plus de 400 associations et institutions islamiques.
"Depuis 2001, près d'un millier de musulmans ont été arrêtés. Alors que moins de cinquante d'entre eux ont finalement été inculpés !", s'exaspère M. Abdallah. "Pourquoi ne tire-t-on pas les leçons de l'Irlande ?", s'étonne-t-il, comparant la répression exercée hier à l'encontre des catholiques d'Irlande du Nord à celle qui frapperait aujourd'hui les musulmans de la Couronne. Liberty, l'association nationale de défense des droits humains, se fait l'écho de cette opinion et s'alarme de voir "sacrifiés", au nom de la lutte contre le terrorisme, les droits élémentaires de la personne. L'association cite la durée de la détention préventive, étendue par le gouvernement de Tony Blair de quatorze à vingt-huit jours. Ou le "control order", institué en 2005, sorte d'assignation à résidence extrêmement contraignante, imposée à tous les étrangers considérés comme "suspects" par les autorités.
Mais, tandis que les dirigeants du Conseil musulman réclament à grands cris un renforcement de la législation, afin de "protéger" l'islam et les musulmans des "attaques" dont ils les jugent victimes, Liberty s'inquiète des risques d'une dérive pénale "menaçant gravement" la liberté de débattre. La récente polémique sur le port du niqab (grande pièce de tissu noir qui masque intégralement le corps et le visage des femmes sauf leurs yeux), déclenchée la semaine passée par l'ancien ministre Jack Straw, a mis en lumière, de façon crue, les antagonismes aujourd'hui à l'oeuvre dans la société britannique.
Chef du groupe parlementaire travailliste à la Chambre des communes, M. Straw avait raconté, le 5 octobre, dans le quotidien régional Lancashire Telegraph, comment il se sentait "mal à l'aise" quand il avait à discuter avec des femmes en niqab. L'article, assez anodin de prime abord, avait provoqué la fureur de certains dirigeants musulmans. Le premier ministre Tony Blair est venu au secours de son ancien ministre, le 18 octobre, estimant que le niqab est effectivement une "marque de séparation" et que la société britannique devait "débattre" de ces questions.
"Moi-même, je ne suis pas favorable à ce que les femmes aient le visage entièrement caché. Mon épouse, par exemple, se couvre simplement les cheveux..." L'homme qui parle, assis dans le salon de son modeste appartement d'un immeuble populaire du nord de Londres, a été classé par le Times parmi les quatre "prêcheurs de haine" les plus virulents de la galaxie islamiste britannique. Tandis que sa femme - effectivement coiffée du hidjab - sert le thé, Azzam Tamimi explique d'une voix douce les désavantages du niqab, qui "vient d'Arabie saoudite (...). C'est une question de culture, dit-il, pas de religion. Il y a débat là-dessus au sein de l'oumma (la communauté des croyants). Mais on n'a pas à mettre ce débat à la "une" du Sun ou du Daily Mirror !, s'offusque-t-il. Nous, on ne se mêle pas des affaires du christianisme..."
Habile, le Dr Tamimi semble également d'accord avec tout le monde pour condamner les attentats de juillet 2005 et leurs auteurs, de jeunes Britanniques nés au Royaume-Uni, apparemment bien intégrés. D'accord avec tout le monde, mais jusqu'à un certain point. "Cette tragédie a servi tous ceux qui disent : le danger vient de l'intérieur... Mais c'est faux !, assène-t-il. Si le Royaume-Uni n'était pas allé faire la guerre en Irak, il n'y aurait jamais eu d'attentat !" Ce point de vue est très largement partagé dans les cercles islamistes - et souvent au-delà.
Le terrorisme n'est pas un problème pour les musulmans, c'est une création de l'Occident", écrit l'activiste Iftikhar Ahmad dans le journal The Voice, destiné à la communauté noire. "C'est la politique étrangère de Tony Blair qui nourrit la frustration des musulmans. Comment les croire, lui et George Bush, quand ils disent qu'ils font la guerre en Irak pour y mettre la démocratie ? Pourquoi ils ne l'installent pas au Pakistan, la démocratie ? Ou en Arabie saoudite ?" Farouk Valimahomed, homme d'affaires et secrétaire général d'une des mosquées du quartier de Tooting, au sud de Londres, approuve : "Que le Royaume-Uni change sa politique étrangère, et vous verrez le terrorisme disparaître comme un nuage noir dans le ciel."
Omar Ben Yedder, chemise rose pâle, visage imberbe, a beau être né à Londres, il ne se sent "pas 100 % britannique". Croyant laïque, mais respectueux du jeûne du ramadan, qu'il observe, ce cadre supérieur de 31 ans sait bien qu'il n'a "pas un physique de musulman". La longue barbe et le niqab, très peu pour lui ! "Je me sens plus proche d'un juif tunisien que d'un Pakistanais musulman", sourit-il. Pour ce jeune homme d'ascendance maghrébine, c'est "la politique étrangère" de Tony Blair et la manière dont les tabloïds "déforment" les faits qui, souvent, le "mettent en colère. Pas du tout la société britannique, au sein de laquelle, assure-t-il, un Pakistanais sans bagage a plus de chances de réussir qu'un Français de souche dans la banlieue de Paris". A l'en croire, "la source des tensions, ce n'est pas la minijupe, l'alcool ou la culture américaine. Le problème, c'est Israël et la Palestine. Quand on l'aura réglé, les gens n'auront plus de raison de râler et moins encore de poser des bombes."
Certains observateurs de la scène britannique parlent d'un "divorce" entre le New Labour et les musulmans du royaume - qui représentent 1,6 à 2 millions de personnes, soit moins de 3 % de la population totale. Mais Tariq Ramadan, conseiller auprès du gouvernement et professeur à l'université d'Oxford, nuance ce jugement. La politique étrangère, et en particulier la question de l'Irak, est au "coeur des tensions", admet-il. Elle ne constitue pas cependant "à elle seule" la raison du "malaise". Des "causes nationales" existent, souligne M. Ramadan, évoquant le matraquage des journaux à sensation - qui ciblent systématiquement les incidents ou faits divers impliquant des musulmans -, mais dénonçant aussi l'attitude de "certains dirigeants" islamiques, qui "nourrissent et aggravent le sentiment victimaire" de leurs coreligionnaires.
En colère, les musulmans ? "Malheureux, plutôt", estime Hazem Saghieh, éditorialiste au quotidien londonien de langue arabe El Hayat. Par leurs vêtements ou leurs positions rétrogrades, ils "s'autostigmatisent" souvent. Surtout, "beaucoup ne sont pas réconciliés avec ce monde créé par des non-musulmans, un monde moderne dans lequel leur participation est minimale. Ce n'est pas facile de vivre en invités..."
Un chroniqueur du Guardian a récemment révélé que, depuis 2005, les charcutiers musulmans étaient confrontés, au moment du ramadan, à un véritable rush sur la saucisse halal. "Le soir, à la rupture du jeûne, les gens mangent des plats "asian" : samosas, pakoras, etc. Mais, le matin, tout le monde veut un breakfast à l'anglaise, avec haricots, toasts et saucisses", témoigne le propriétaire d'un supermarché pakistanais. "Nous ne perdons pas notre culture, nous sommes en train d'en créer une nouvelle", confirme le patron du Cafe Lahore, un restaurant réputé de Bradford. Après tout, n'est-ce pas outre-Manche qu'on a inventé le cocktail ?
Catherine Simon